Récompensé par la Palme d’Or 2022 au Festival de Cannes et réalisé par le suédois Ruben Östlund, le film Triangle Of Sadness (Sans Filtre en français) sorti le 28 septembre dernier, mérite amplement ses distinctions, son esthétisme mais surtout pour les messages qu’il contient. Du casting à la cinématographie, le film mérite qu’on s’y attarde le temps d’un article analytique.
Du banal à l’absurde au banal : une critique de la superficialité de nos quotidiens et des riches


Le film commence de façon basique, avec un jeune mannequin Carl (joué par Harris Dickinson) qu’on retrouve immergé dans un casting collectif intense et gênant. Torses nus, cette scène de sourires et de visages fermés déjà iconique, donne le LA au film. C’est une critique risible mais aussi réaliste du monde de la mode, où les mannequins sont de véritables mouchoirs jetables, leurs corps une propriété consommable et les acteurs de cette industrie, souvent enfermés dans leurs critères et diktats de sélection peu sympathiques. On passe ensuite à Yaya (jouée par l’actrice Charlbi Dean, malheureusement décédée en fin août), amie de Carl et elle aussi mannequin. Tous les deux s’embarquent grâce à la jeune femme dans cette croisière pour faire monter les vues et abonnements de leurs réseaux sociaux communs. Entre sentiments et colère, superficialité et « remise en cause » des rôles économiques masculins et féminins, le film démarre sur des questionnements actuels et modernes. Mais rien ne laisse présager sa tournure…


Le bateau, c’est le véritable début du film. Les croisières tout comme les séjours all-inclusive ou autres marqueurs de richesses à l’étranger, n’ont jamais cessé de s’éloigner de leurs étiquettes du « client est roi ». Et le film le prouve bien. Des demandes des clients les plus absurdes, de l’avidité au racisme et au conservatisme commercial assumé des clients, le film montre une belle brochette de vieux aristocrates ou nouveaux riches venus assouvir leurs envies ou profiter des services de travailleurs stressés et surtout étrangers. Le contraste socio-économique est aussi large que l’étendue d’eau qu’ils traversent. Le film m’a quelque part rappelé un recueil essentiel en sociologie L’Etabli (1978) de Robert Linhart. Les personnes non blanches occupent les postes les plus pénibles et on imagine que les salaires ne suivent pas du tout la dureté des tâches. Tandis que les personnes blanches (surtout que dans le film les hôtesses et hôtes suivent un modèle physique blond/blondes aux yeux bleus), sont elles mises en avant visuellement et au contact des clients. Nous sommes réellement face à une échelle salariale et professionnelle « discriminante » et raciale. Aucune personne n’est à plaindre car tous les travailleurs sont mis sous pression à leurs niveaux. Un petit aspect sur lequel on peut s’attarder : la bataille idéologique entre le capitaine du bateau névrosé marxiste et « anticapitaliste » et le riche homme d’affaires russe, pur cliché de démagogie et d’oligarchie. Leur discussion en plein climax a à mes yeux montré deux hommes aux vies et idées extrêmement opposées mais qui pourtant sont justes riches et à l’aise dans leurs vies. Un concours d’égos et de catalogage de savoirs.
Sans Filtre remet en cause les riches et leurs habitudes de se croire tout permis, n’importe où et encore plus dans un endroit loin de tout et de tous qui se dit exclusif. On s’éloigne des deux amis mannequins pour observer une jungle sociale qui se consume au figuré comme au littéral jusqu’à frôler l’explosion. Et on arrive ici à un élément phare et surprenant du film que l’on ne voit pas venir…
Un bouleversement des rôles et la place des femmes : un film féministe ?

Le naufrage, l’île est l’apothéose que je n’attendais pas. Le film se veut catastrophique tant sur le plan physique que philosophique. On passe d’une situation sociologiquement bien installée, où les normes et objets étaient tous bien à leur place, où la saleté et l’immondicité ne devaient pas être visibles. Puis en un instant, tout bascule pour mon plus grand plaisir, et c’est ici que le monde est retourné en quelques secondes. Lorsqu’Abigail (jouée par Dolly De Leon), ancienne femme de ménage sur le bateau, se proclame « capitaine ». Et j’ai aimé ce moment, voir cette femme aidant les rescapés, enfermés dans leurs rôles naturels d’adultes riches « handicapés » qu’on doit nourrir et chérir même quand à la limite de la mort et dans un endroit où leurs statuts et leur richesse n’a plus de sens et de droit. Abigail était la seule personne dotée de techniques de survie dans un endroit hostile et elle en a tiré profit. Et naturellement les deux autres femmes l’accompagnant l’ont suivie. Ce pouvoir féminin n’échappe pas à des lois et agissements qui vont avec la force et la loi du plus fort (le troc, les faveurs ou esclavage sexuels afin de survivre).
Mais Abigail a réussi à bouleverser l’ordre social et a démontré l’aisance dans laquelle ces supers riches se sont vite confortés dans ce nouveau quotidien, sans vouloir se battre pour leur survie ni vouloir explorer leur nouvel habitat. C’était à la fois révoltant et désolant à voir. Ici encore, comme sur le bateau, les femmes étaient en action, au front et les hommes spectateurs et parfois même perturbateurs de l’ordre social.


La fin du film est aussi forte qu’impressionnante et laisse entrevoir la stupidité des naufragés quand on voit que l’île est au final habitée et non déserte. Mais surtout comment Abigail voit son royaume lui échapper. Dans cette scène stressante et magnifique, pouvant rappeler une scène du film Parasite, Abigail tente le tout pour le tout, ne voulant pas retourner à sa vie réelle où elle sera à nouveau diminuée, assignée à des postes épuisants et mal considérés. Sous les mots de cette jeune femme lui promettant déjà un nouveau poste où elle s’exécutera et se fatiguera à nouveau. C’est son intégrité et sa vie qui en prennent un coup et c’est peut-être la plus belle scène du film.
UN FILM BEAU ET BIEN CONSTRUIT

Comme je l’ai dit plus haut, le film est juste beau entre les jeux d’ombres et de lumière, les passages entre plusieurs mondes totalement différents. Les scènes se succèdent et révèlent souvent des surprises (comme l’arrivée sur le bateau, je n’ai rien vu venir). Tout est subtil ou au contraire grossier, deux émotions extrêmes qui cohabitent parfaitement. Comme dit plus haut, le film peut rappeler d’autres chefs d’oeuvres comme Parasite (2019) pour sa critique sociale mais aussi sa cinématographie. Il y a cette volonté de foutre en l’air les codes et les idées pré-conçues, renverser la balance le temps de quelques heures et nous questionner en allant toujours plus loin, une surprise croissante. Sans Filtre nous fait voyager visuellement entre douceur et noirceur, le casting est excellent et les cadres magnifiques. La Palme d’Or qui a tant dérangé était totalement méritée.
Sans Filtre est une production à l’image de notre monde : un grand n’importe quoi. Le film démontre que nos places ne sont jamais acquises, tout est fragile et que le matériel et les statuts ne signifient pas grand chose, surtout quand on les expose pour diminuer les autres. Je pense que vous avez compris que j’ai adoré le film, j’ai ri, j’ai été triste ou en colère et c’est ce qu’un film doit susciter : des réactions.
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Lunaticharlie