10 ans après « To Pimp A Butterfly » : où en est le rap sur le plan politique ? (ANALYSE)

Un rap où le politique a peu sa place et encore moins la réflexion sociétale. Du moins ces thèmes n’étaient pas mainstream et vendeurs. Dans cette agora culturelle numérique, To Pimp A Butterfly réussit à se frayer un chemin, mais surtout dans le monde réel. Le titre Alright devient la bande-son des marches BLM de 2016 à 2020. Le projet est un appel à nous saisir de nos consciences et surtout des masques socio-politiques. Le projet est ni glamour ni sexy, il ne glorifie rien, c’est un champ des possibles pour tout un chacun et chacune, de se retrouver et réfléchir créativement. Quelque part, le projet a peut-être aussi jouit de son statut de projet rap “légitime” répondant à des attentes du hip hop : construit et dénonciateur, mais aussi moderne et en lien avec son époque. Une sorte de projet parfait, à contre-sens de son époque et qui vient encore appuyer cette étiquette de rappeur parfait et presque prophétique qui colle à Kendrick Lamar depuis sa sortie. 

To Pimp A Butterfly est la première pierre posée par l’artiste quant au fait de se prendre au sérieux. Même si Kendrick Lamar nous a toujours habitués à réfléchir avec lui de ses pulsions ou désirs, le projet donnera naissance à une suite logique d’albums tels que Damn (2017) à Mr. Morale & the Big Steppers (2022). Et dernièrement, GNX (2024). Le monde entier a reçu To Pimp A Butterfly comme une claque car le projet ne ressemblait à rien d’autre lors de sa sortie. Mais c’est le cas lors de chaque projet de Kendrick Lamar. On en vient à se demander si ce n’est pas l’industrie du rap qui s’éteint et non Kendrick Lamar qui est « trop conscient » ou engagé ? Suite à To Pimp A Butterfly, on remarque dans les années suivantes un élan de projets créatifs “conscients” : l’excellent projet Thank You For Your Service d’A Tribe Called Quest (2016), Joey Badass avec l’album All-Amerikkkan Badass (2017) ou encore  Everybody de Logic (2017) pour ne citer qu’eux. Des projets qui s’inscrivent et marquent leur époque notamment les scènes dites alternatives du rap américain, face à des mastodontes comme Rodeo de Travis Scott (2015) ou Views (2016) de Drake ou The Life of Pablo de Kanye West

Le déclin de l’engagement politique dans le monde du rap est aussi un reflet de nos sociétés et quotidiens, surtout en Occident. Moins de manifestations civiles et populaires de grande ampleur, du moins en France, car les tensions quotidiennes prennent le dessus : alimentaires, immobilières ou santé priment avant l’ordre social et la communauté, le peuple. On ressent un peuple éveillé mais contraint à vivre et survivre, faisant face à des réalités de tout un chacun. L’individu prône sur le collectif et il en est de même dans le monde du rap. Les nouvelles générations tendent à s’unir et collaborer, créer des ponts philosophiques et créatifs, comme dans les années 90. 

Et si aujourd’hui être engagé consistait à avoir un univers artistique et musical clair et singulier, être consistant dans sa façon de concevoir son art et sa musique et surtout être indépendant. 

L’écho retentissant de To Pimp A Butterfly 10 ans plus tard continue de nous questionner dans notre rapport au rap mais aussi à la musique en générale. À l’ère d’une nouvelle génération d’artistes de tous les horizons qui éclosent, que signifie vraiment d’être engagé.e musicalement ? Est-ce réellement le fait de dénoncer les injustices ou inégalités de façon claire et concise ? Ou est-ce dans un monde individualiste où les tendances font les normes, être différent est à la fois le rêve absolu et le cauchemar de beaucoup. L’année 2024 a porté plusieurs artistes rap et hip hop mais pas que, comme Doechii ou Tyler the Creator. Des artistes qui n’ont jamais vraiment suivi les tendances musicales et qui continuent d’être des aliens dans un monde urbain en perdition identitaire et musical.

Être engagé en tant qu’artiste en 2025 c’est peut-être assumer ses idées, ses inspirations et surtout rester fidèle à son histoire personnelle et sa vision. Les artistes changent et évoluent, ils traversent des moments de vie durs ou parfois plus romantiques, à l’image de la vie humaine, jamais sereine et toujours changeante. L’engagement commence par soi-même, avoir sa vision artistique et des fans qui comprennent un.e artiste avant des labels et grosses machines. Et ce, en créant ses propres structures et labels, difficilement mais sûrement. Enfin, l’indépendance est sûrement le dernier problème face à la politisation d’un.a artiste. Mais c’est aussi sa clé pour être créativement libre. De Tyler à Kendrick ou encore Laylow, Luidji ou Shay dans la scène francophone, l’indépendance fait qu’il est peut-être plus difficile pour un artiste d’émettre des idées anticapitalistes mais pas anti-politiques. La politique est déguisée dans des textes mais jamais porté par un projet sur le long-terme (ex: conflit israélo-palestinien ou la montée de l’extrême-droite). Les projets politisés sont aujourd’hui presque impopulaires : écoutés par très peu, mais décriés si trop audibles. C’est assez risible de voir que la première raison d’exister du hip hop est aujourd’hui la dernière qu’il fait qu’il soit écouté ou propulsé.

On perçoit une différence générationnelle entre une époque où on devait être revendicateurs ou dissidents pour vendre et se faire connaître pour percer où aujourd’hui les publics rap et hip hop sont très hétéroclites et divers, le rap engagé est une niche par les niches. L’engagement est un courant musical diffus dans tous les genres musicaux mais restant le moins populaire. À vrai dire, cela fait sens au vu de nos sociétés. Le manque de conscience politique dans le rap le dessert au fil des années quand on voit les multiples micro polémiques récentes (Rachida Dati dans l’émission DMV ou un journaliste d’extrême-droite chez Booska-P). Sans engagement ou réflexions, les nouvelles générations perdent une partie de l’histoire du rap, tant en France qu’aux Etats-Unis. Un genre initialement porté par des luttes sociales, économiques et politiques.

To Pimp A Butterfly aura laissé une trace considérable sur les plans artistique et sociétal. C’est un projet précurseur pour son époque, aujourd’hui perçu comme très nécessaire et encore cryptique tant sa profondeur continue d’être analysée. Mais surtout, il est révélateur d’une industrie hip-hop et rap dont les valeurs de base s’effilochent, évoluent vers un consumérisme et une capitalisation flagrante. Néanmoins, il est intéressant de constater des nouvelles générations qui entreprennent et tiennent toujours à défendre des valeurs anti-haine et individualistes.

Les discours de Doechii ou Roan Chappell aux Grammys 2025 laissent à penser qu’on peut toujours créer et influencer avec pleine conscience des réalités des siennes et des autres ! 

Lunaticharlie

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