Déjà 10 ans, une décennie, que le fabuleux et mémorable projet To Pimp A Butterfly est sorti. Et on peut en 10 ans de production et d’évolution de musiques rap et hip hop, entrevoir un avant et après suite à ce déferlement musical et créatif.
To Pimp A Butterfly, aujourd’hui adoubé de classique, est apparu à un moment propice et délicat dans le champ musical urbain américain et occidental. Voire même mondial. À vrai dire, les musiques urbaines étaient en pleine expansion commerciale et de genres. De la trap à la drill à l’afro, le rap était en mutation totale en termes de représentation et de profils et surtout de sonorités. Des artistes issus du monde émergent, parfois de villes ou pays peu ou pas représentés dans la scène du rap mondial. Et des profils qui, avec eux, amènent de nouvelles niches de fanbases et ainsi, de nouvelles démographies d’auditeurs qui consomment la musique différemment des générations précédentes.
Le contexte
L’album apparaît à un moment décisif du rap, à mi-chemin entre une ancienne génération de barons et baronnes du rap (Jay-z, Eminem, T.I., Snoop Dogg..), en place mais qui s’essoufflent un peu. Face à une génération d’artistes aux inspirations et aspirations, peut-être plus complexes et surtout plus plurielles et dérogeant totalement aux codes du rap et du hip hop. On peut citer des artistes comme Travis Scott ou encore Lil Uzi Vert ou encore Young Thug.
Le projet arrive aussi à un moment particulier de l’histoire américaine. Du mouvement Black Lives Matter à l’avènement de #MeToo, les industries culturelles ainsi que la société, sont en plein changement et tiennent à bannir les impunités des générations passées et surtout transmises. Mais avant toute chose, To Pimp A Butterfly sort à une période clé de l’histoire politique américaine, avec Barack Obama en phase de finir sa dernière présidence, juste avant l’élection de Donald Trump en 2016.
L’Amérique connaît des bouleversements sur tous les plans et les musiques hip-hop et rap ne sont pas épargnées et connaissent un boom démographique et économique. Les années 2010 et qui est plus est l’année 2015, sont une période pionnière de l’ascension du rap dans la culture populaire du streaming et de la musique consommée virtuellement. La pop ou le rock vendent moins, le rap devient le genre musical le plus streamé et on est face à une explosion de nouveaux artistes un peu partout dans le pays : de Détroit à Chicago jusqu’à Miami, les genres et styles se confrontent, ainsi que des individualités créatives. Arpées par cette nouvelle course aux algorithmes, aux certifications en platine et or et tout simplement à la viralité virtuelle, le rap devient le premier genre musical consommé au monde. Bouleversant totalement les codes et genres de l’industrie musicale mondiale. Partout aux USA et dans le monde entier, pullulent de nouvelles manières d’être rappeur/rappeuse.



On distingue clairement des nouvelles écoles du rap avec une école Chicagonienne très lyriciste et mélodique face à des artistes de Miami ou du Sud-Est plus hardcore et revendiquant toujours leur identité territoriale et linguistique (Denzel Curry à Miami, Goldlink à Washington ou Chance the Rapper à Chicago pour ne citer qu’eux).
To Pimp A Butterfly arrive comme un cour d’eau dans un désert, un désert en train de changer à chaque minute, un canva où l’on dessine tous les jours des nouveaux schémas de penser le rap et le hip-hop, avec une industrie qui se frotte les mains face à ces nouveaux artistes.
Que représente réellement To Pimp A Butterfly ? C’est avant tout un pléthore sonore pluriel de tout ce qui peut composer et rappeler l’essence culturelle afro-américaine. Les clips du projet sont peu nombreux mais tiennent à défendre des idées controversées : les déboires d’un homme, ici noir, issu d’un des quartiers les plus dangereux de Los Angeles, qui tient à se faire entendre par ses propres moyens et grâce à sa communauté. C’est quelque part un projet universellement singulier qui mêle le blues dans son sens premier, où on entend à plusieurs reprises dans le projet Kendrick Lamar crier de douleur et peine, comme un étourdissement émotionnel et psychologique.
C’est aussi un projet parfois violent ou qui tient à démontrer la réalité des violences dans des quartiers paupérisés et en proie à des violences, souvent étatiques. Enfin, To Pimp A Butterfly est avant tout un projet sensible, à fleur de peau, où à travers la funk et le jazz, on nous invite tout de même à célébrer, rester résilient et festif malgré l’absurdité et la dureté de la situation. Cette schizophrénie créative ne pouvait qu’unir les gens et surtout des nouveaux auditeurs du rap, qui tombent nez à nez face à un Kendrick Lamar enfin pleine éclosion.
Le personnel avant la politique ?

Sa mixtape Section 80 (2011) nous y avait déjà quelque part préparé à ce projet dissonant, où aucun titre ne ressemble, un projet qui nous renvoie en pleine face nos problèmes sociaux et politiques. Et c’est peut-être l’explication du succès de ce projet, Kendrick Lamar a réussi à mêler personnel et politique. En soi, les deux sont liés, comment être un être pensant et conscient sans pouvoir se situer dans l’échiquier social et politique ? Aujourd’hui plus que jamais, personnel et politique sont encore moins dissociables.
Sur les réseaux sociaux comme dans la rue, nos idéaux et nos valeurs nous guident dans un monde toujours polarisé. Avant d’être un album revendicateur, To Pimp A Butterfly est un journal intime d’un homme face à ses démons. On retrouve un Kendrick Lamar tantôt ivre, jovial ou énervé ou fédérateur, un projet multisensoriel tant dans les sons que les paroles. To Pimp A Butterfly arrive à un moment où il ne fait pas bon de parler politique, d’exprimer ses opinions. 2015 c’est l’année de la trap, d’un renouveau du rap trash et hardcore popularisé par des légendes comme DMX ou 50 cent.
Avec une génération qui s’est réappropriée les codes du passé en les retranscrivant à l’ère des réseaux sociaux. Drogues, sexe ou violence armée, les codes ont changé mais pas les thèmes. Le rap dit conscient ou engagé existe à peine, tant aux USA qu’en France. Nous étions dans une époque dite d’escapism, avec l’avènement de Pinterest ou Tumblr, où des micro communautés virtuelles créent les modes et tendances musicales.
De la violence policière américaine, teintée de racisme et de relents coloniaux à une émancipation créative mais aussi structurelle voire même transgénérationnelle, Kendrick Lamar tient dans ce projet à rassembler ses revendications politiques et sociales. To Pimp A Butterfly arrive dans une année 2015 où le rap est à la fête, dans une sorte de rap dansant, tenant toujours à glorifier ou mettre en son cœur les drogues, le sexe et un masculinisme toxique et socialement accepté. Où le rap est si démocratisé qu’il en est parfois moqué ou déprécié, l’épisode des Grammys 2014 en est une preuve flagrante. On remarque qu’aucun des nommés n’avait pondu un projet politisé ou engagé mais reste que c’est le projet qui s’éloigne le plus du rap et du hip hop, dans son essence, qui a gagné le trophée du meilleure album rap.
« You never liked us anyway, fuck your friendship, I meant it
I’m African-American, I’m African
I’m black as the moon, heritage of a small village
Pardon my residence
Came from the bottom of mankind
My hair is nappy, my dick is big, my nose is round and wide
You hate me don’t you?«
Kendrick Lamar dans le titre « The Blacker the Berry » (2015)
Un rap où le politique a peu sa place et encore moins la réflexion sociétale. Du moins ces thèmes n’étaient pas mainstream et vendeurs. Dans cette agora culturelle numérique, To Pimp A Butterfly réussit à se frayer un chemin, mais surtout dans le monde réel. Le titre Alright devient la bande-son des marches BLM de 2016 à 2020. Le projet est un appel à nous saisir de nos consciences et surtout des masques socio-politiques. Le projet est ni glamour ni sexy, il ne glorifie rien, c’est un champ des possibles pour tout un chacun et chacune, de se retrouver et réfléchir créativement. Quelque part, le projet a peut-être aussi jouit de son statut de projet rap “légitime” répondant à des attentes du hip hop : construit et dénonciateur, mais aussi moderne et en lien avec son époque. Une sorte de projet parfait, à contre-sens de son époque et qui vient encore appuyer cette étiquette de rappeur parfait et presque prophétique qui colle à Kendrick Lamar depuis sa sortie.
Se comprendre soi-même avant de comprendre le monde
To Pimp A Butterfly est la première pierre posée par l’artiste quant au fait de se prendre au sérieux. Même si Kendrick Lamar nous a toujours habitués à réfléchir avec lui de ses pulsions ou désirs, le projet donnera naissance à une suite logique d’albums tels que Damn (2017) à Mr. Morale & the Big Steppers (2022). Et dernièrement, GNX (2024). Le monde entier a reçu To Pimp A Butterfly comme une claque car le projet ne ressemblait à rien d’autre lors de sa sortie. Mais c’est le cas lors de chaque projet de Kendrick Lamar. On en vient à se demander si ce n’est pas l’industrie du rap qui s’éteint et non Kendrick Lamar qui est « trop conscient » ou engagé ? Suite à To Pimp A Butterfly, on remarque dans les années suivantes un élan de projets créatifs “conscients” : l’excellent projet Thank You For Your Service d’A Tribe Called Quest (2016), Joey Badass avec l’album All-Amerikkkan Badass (2017) ou encore Everybody de Logic (2017) pour ne citer qu’eux. Des projets qui s’inscrivent et marquent leur époque notamment les scènes dites alternatives du rap américain, face à des mastodontes comme Rodeo de Travis Scott (2015) ou Views (2016) de Drake ou The Life of Pablo de Kanye West.



Le déclin de l’engagement politique dans le monde du rap est aussi un reflet de nos sociétés et quotidiens, surtout en Occident. Moins de manifestations civiles et populaires de grande ampleur, du moins en France, car les tensions quotidiennes prennent le dessus : alimentaires, immobilières ou santé priment avant l’ordre social et la communauté, le peuple. On ressent un peuple éveillé mais contraint à vivre et survivre, faisant face à des réalités de tout un chacun. L’individu prône sur le collectif et il en est de même dans le monde du rap. Les nouvelles générations tendent à s’unir et collaborer, créer des ponts philosophiques et créatifs, comme dans les années 90.
La créativité : la nouvelle politique ?
Et si aujourd’hui être engagé consistait à avoir un univers artistique et musical clair et singulier, être consistant dans sa façon de concevoir son art et sa musique et surtout être indépendant.
L’écho retentissant de To Pimp A Butterfly 10 ans plus tard continue de nous questionner dans notre rapport au rap mais aussi à la musique en générale. À l’ère d’une nouvelle génération d’artistes de tous les horizons qui éclosent, que signifie vraiment d’être engagé.e musicalement ? Est-ce réellement le fait de dénoncer les injustices ou inégalités de façon claire et concise ? Ou est-ce dans un monde individualiste où les tendances font les normes, être différent est à la fois le rêve absolu et le cauchemar de beaucoup. L’année 2024 a porté plusieurs artistes rap et hip hop mais pas que, comme Doechii ou Tyler the Creator. Des artistes qui n’ont jamais vraiment suivi les tendances musicales et qui continuent d’être des aliens dans un monde urbain en perdition identitaire et musical.


Être engagé en tant qu’artiste en 2025 c’est peut-être assumer ses idées, ses inspirations et surtout rester fidèle à son histoire personnelle et sa vision. Les artistes changent et évoluent, ils traversent des moments de vie durs ou parfois plus romantiques, à l’image de la vie humaine, jamais sereine et toujours changeante. L’engagement commence par soi-même, avoir sa vision artistique et des fans qui comprennent un.e artiste avant des labels et grosses machines. Et ce, en créant ses propres structures et labels, difficilement mais sûrement. Enfin, l’indépendance est sûrement le dernier problème face à la politisation d’un.a artiste. Mais c’est aussi sa clé pour être créativement libre. De Tyler à Kendrick ou encore Laylow, Luidji ou Shay dans la scène francophone, l’indépendance fait qu’il est peut-être plus difficile pour un artiste d’émettre des idées anticapitalistes mais pas anti-politiques. La politique est déguisée dans des textes mais jamais porté par un projet sur le long-terme (ex: conflit israélo-palestinien ou la montée de l’extrême-droite). Les projets politisés sont aujourd’hui presque impopulaires : écoutés par très peu, mais décriés si trop audibles. C’est assez risible de voir que la première raison d’exister du hip hop est aujourd’hui la dernière qu’il fait qu’il soit écouté ou propulsé.
On perçoit une différence générationnelle entre une époque où on devait être revendicateurs ou dissidents pour vendre et se faire connaître pour percer où aujourd’hui les publics rap et hip hop sont très hétéroclites et divers, le rap engagé est une niche par les niches. L’engagement est un courant musical diffus dans tous les genres musicaux mais restant le moins populaire. À vrai dire, cela fait sens au vu de nos sociétés. Le manque de conscience politique dans le rap le dessert au fil des années quand on voit les multiples micro polémiques récentes (Rachida Dati dans l’émission DMV ou un journaliste d’extrême-droite chez Booska-P). Sans engagement ou réflexions, les nouvelles générations perdent une partie de l’histoire du rap, tant en France qu’aux Etats-Unis. Un genre initialement porté par des luttes sociales, économiques et politiques.
To Pimp A Butterfly aura laissé une trace considérable sur les plans artistique et sociétal. C’est un projet précurseur pour son époque, aujourd’hui perçu comme très nécessaire et encore cryptique tant sa profondeur continue d’être analysée. Mais surtout, il est révélateur d’une industrie hip-hop et rap dont les valeurs de base s’effilochent, évoluent vers un consumérisme et une capitalisation flagrante. Néanmoins, il est intéressant de constater des nouvelles générations qui entreprennent et tiennent toujours à défendre des valeurs anti-haine et individualistes.
Les discours de Doechii ou Roan Chappell aux Grammys 2025 laissent à penser qu’on peut toujours créer et influencer avec pleine conscience des réalités des siennes et des autres !
Lunaticharlie

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