

Qui est Aby Gaye ? Curatrice, Aby Gaye a dernièrement co-édité l’ouvrage « La Parole aux Négresses ». Initialement publié en 1978, cet ouvrage a été écrit par l’anthropologue sénégalaise Awa Thiam. Au travers de cet entretien, on découvre la jeune créative. On remarque son engagement pour des arts plus diversifiés et représentatifs. L’entretien montre aussi sa volonté pour la visibilité d’écrits parfois invisibilisés ou oubliés de femmes autrices noires et africaines.
Photos par : Moment_de_Grace
PZW :
Bonjour Aby ! Bienvenue ! Merci d’avoir accepté cet entretien.
Aby :
Merci à toi surtout.
PZW :
Comment vas-tu déjà pour commencer ?
Aby :
Je suis un peu fatiguée.
PZW :
J’imagine.
Aby :
Je suis un peu fatiguée parce qu’on est en train de monter une expo pour vérifier le montage.
PZW :
Tu as travaillé aujourd’hui ?
Aby :
J’ai travaillé ce matin et je travaille demain après-midi.
PZW :
Très bien. Déjà, je te reçois pour parler un peu de ta carrière quand même. Je ne sais pas quel âge tu as ?
Aby :
J’ai 28 ans.
PZW :
28 ans ! On est de la même génération. Je pensais que tu disais que tu étais plus jeune. J’aimerais revenir sur ta carrière, que je qualifierais être en pleine expansion.
Aby:
Oui !
PZW :
De ton parcours et surtout le livre « La Parole aux Négresses »(1978) que tu as co-édité. Donc, j’ai quelques questions le concernant.
Aby :
Avec plaisir !
PZW :
Pour commencer, Aby, qui es-tu ?
Aby :
J’ai 28 ans, je suis née à Paris. Je vais très souvent au Sénégal. C’est comme ça qu’est né aussi l’idée de rééditer ce livre. Même s’il a été publié à Paris, je l’ai connu au Sénégal.
PZW :
Très bien. Et comment tu en es arrivée à être curatrice ? C’est un métier assez singulier.
Aby :
Oui, c’est vrai. En fait, j’ai commencé…Je suis allée en fac d’anglais et littérature. C’est avant tout la littérature qui me passionnait. J’étais quand même proche du milieu culturel. J’ai travaillé surtout sur le Sénégal et le Mali, en me spécialisant en art contemporain et surtout en photographie. J’ai ensuite fait un stage à la galerie Magnin-A.


Ensuite, j’ai travaillé pour les Amis du Centre Pompidou. Je m’occupais plutôt de mécénat. Je n’avais pas prévu à l’époque d’être curatrice, mais j’étais déjà intéressée par la diffusion des œuvres d’artistes africains et de la diaspora, et leur représentation dans les institutions.
PZW :
Ça consiste en quoi, d’être curatrice ?
Aby :
Ça dépend des institutions. À la Fondation Cartier, on propose des artistes à notre direction. Ensuite, il y a de nombreuses discussions, et sur les 25 artistes qu’on propose, on finira par travailler qu’avec un ou deux d’entre eux seulement. Ensuite, on tisse un projet, on accompagne l’artiste (ou les artistes quand c’est une exposition de groupe) tout en collaboration avec d’autres départements, notamment le spectacle vivant.
PZW :
Tu l’as déjà un peu expliqué, mais comment tu es arrivée à la littérature ?
Aby :
La littérature, c’est un peu plus ancien. Mais j’ai l’impression que c’était moins un travail pour moi, que c’est venu plus naturellement.
PZW :
C’était plus une passion.
Aby :
Oui, voilà, c’est ça. Quand j’étais enfant, je n’étais pas une très grande lectrice. Je le suis devenue vraiment quand j’étais au lycée. Mais je ne lisais pas ce qu’on me proposait en cours. Ce sont plutôt mes parents, surtout ma mère qui me donnait les bouquins qu’elle lisait, qui n’étaient que de la littérature contemporaine, beaucoup de littérature africaine, caribéenne et américaine. Ça m’a ouvert à plein de nouveaux mondes.
PZW :
Et comment en es-tu arrivée à être impliquée dans la réédition de « La Parole aux Négresses » (1978) ?
Aby :
D’Awa Thiam ? En fait, j’ai découvert le livre grâce au milieu de l’art contemporain, alors qu’il n’y a pas de lien direct. Quand j’étais à Dakar, il y a quelques années, j’effectuais des recherches sur les expositions d’artistes femmes qui ont eu lieu là-bas, puisqu’il n’y en avait pas beaucoup (rires). Et j’ai découvert cette curatrice, Christine Eyene. Elle avait curaté une exposition à l’Institut français, qui était, d’après le titre de « La Parole aux Négresses » du livre d’Awa Thiam. Le titre m’a beaucoup parlé, je le trouvais très fort. Je ne savais même pas que ça avait été édité dans les années 70. Pour moi, c’était vraiment récent. Après, c’est devenu mystérieux parce que j’ai cherché le livre et je demandais à des amies qui l’avaient déjà lu. Et qui me disaient : « Non, il y a un PDF » ou : « j’ai acheté ce livre pour, je ne sais pas, 60 € sur un site de revente ».
PZW :
C’est vrai que souvent, ce genre d’ouvrage coûte très cher.
Aby :

C’est ça. Ça m’a intriguée. J’actualisais tout le temps la page sur Abebooks pour trouver des éditions. Et après, j’ai commencé à en collectionner. J’en avais deux, trois en français, quelques uns en anglais aussi. Et ce que je trouvais aussi drôle, c’est qu’il avait été édité en allemand et en italien aussi. Ça m’a un peu fasciné. C’était dommage que ça devienne un livre secret. On se faisait passer le mot pour mais l’acheter coûtait parfois très cher.
PZW :
Au vu du titre et au vu de l’époque, je ne suis pas très étonnée.
Aby :
C’est donc de là qu’est né l’idée de trouver une maison d’édition pour le rééditer. Ca ne me paraissait pas être un travail trop important puisqu’il suffisait de le scanner et peut-être trouver quelqu’un pour réécrire la préface. J’ai commencé à envoyer des emails à des maisons d’édition il y a deux, trois ans, puisque c’était en mai qu’il a été réédité. Au même moment, j’avais créé une petite bibliothèque féministe, dédiée aux mondes noirs à Dakar, au Ban Workshop, qui s’appelait AWU. Je travaillais avec Chiara Figone de la maison d’édition Archive Books, une maison d’édition d’art basée entre Milan, Berlin et Dakar. À chaque fois que j’allais au Sénégal, j’amenais des bouquins pour l’alimenter. Et au fur et à mesure, on a apporté comme ça plusieurs des bouquins , dont ceux d’Awa Thiam. J’étais en contact avec la maison d’éditions Divergences et le fondateur Johan Badour, puisque je leur avais acheté plusieurs livres de Bell Hooks pour la bibliothèque (AWU).
PZW :
C’est cool à entendre !
Aby :
Et comme je savais qu’ils avaient réédité Bell Hooks, ça voulait dire qu’ils avaient une audience afroféministe pour lire « La Parole aux Négresses ». Johan a tout été très partant. On a proposé Mame-Fatou Niang d’écrire la préface.


PZW :
J’allais te demander si tu avais rencontré des soucis en France au niveau pour l’édition, mais non.
Aby :
Non, en revanche il a fallu se coordonner avec la maison d’édition Saaraba qui faisait paraître le livre au Sénégal en même temps !
PZW :
Très bien. Et qu’est-ce que tu as ressenti, la première fois que tu as lu l’ouvrage de façon brute ?
Aby :
La première fois que j’ai lu l’ouvrage, je me suis dit c’était fou ! Je crois que je n’avais jamais lu des témoignages de femmes africaines datant des années 70, déjà et qui ne soient pas uniquement, des femmes issues de milieux sociaux privilégiés. Je trouvais cette diversité de voix fascinantes ! Je crois aussi que le choc réside dans le fait que je n’avais pas conscience de la complexité de la question de l’excision. Et donc, les témoignages sont très parlants.
PZW:
Oui, faudra qu’on en reparle, parce que c’est assez bouleversant. Et après, contrairement à toi, je ne suis pas du tout d’Afrique de l’Ouest et je n’ai pas conscience de ces questions aussi. Mais en lisant le livre, les premiers chapitres, je me suis dit: ok ! En plus, quand tu es une femme, ça fait mal de lire ça. En même temps, je trouvais que c’était… Je ne dirais pas que ça m’a redynamisé, mais j’ai trouvé ça important de lire. Même si je trouve ça un peu tardif, j’aurais préféré lire ça avant, mais vaut mieux tard que jamais.
Aby :
En fait, je trouve que tu le ressens physiquement quand tu lis le bouquin, quand il y a des descriptions d’excisions.
PZW :
Elle en parle très bien et ça reste quand même lisible. Parfois, c’est dur, mais à aucun moment, on se dit non. Après, personnellement, à aucun moment, je me dis non, je vais arrêter la lecture. Ou c’est trop pour moi. J’ai quand même envie de continuer à lire et voir où ça va aller.
Aby :
Oui, je suis d’accord. Et en même temps, tu te sens aussi qu’on se doit de faire de lire ces témoignages.
PZW :
C’est vrai !
Aby :
D’autant plus que les années 70, c’était il n’y a pas si longtemps que ça. C’est la génération de mes tantes au Sénégal par exemple.
PZW :
Comment est-ce que tu en es arrivée à éditer ? Qu’est-ce que tu appelles l’édition ? Qu’est-ce que c’est d’éditer un livre, en somme ?
Aby :
J’ai surtout travaillé avec Johan. On a retranscrit le livre, puis relu de nombreuses de fois. L’édition, c’était vraiment s’occuper du texte, la relecture, s’occuper de faire la promotion du bouquin. Coordonner avec Mame-Fatou Niang qui a écrit la préface et organiser le lancement ensuite. Mais c’est vrai que ce n’est pas un job d’édition comme quand tu es éditeur et que tu édites un texte. On n’a pas fait de coupe dans le texte.
PZW :
Tu as parlé du fait que ça datait des années 70 et que la lecture pouvait être différente d’aujourd’hui. Et pourtant, l’ouvrage en lui-même, reste très actuel. Malheureusement et heureusement, je ne sais pas dans quel sens l’interpréter. Comment ça a été pour toi de raviver des histoires, des paroles qui datent d’il y a 50 ans et de les rendre plus lisibles ?
Aby :
C’est vrai que c’était assez émouvant quand le livre est sorti parce que quand on a fait des rencontres, il y avait des femmes de tous les âges. Et c’est vrai qu’en même temps, c’était assez triste parce que tu te rends compte de tous les problèmes évoqués dans les témoignages de 1978 sont encore assez actuels : la question de la polygamie, la violence des hommes, les questions de tromperie, d’abandon etc. En fait, ce sont des histoires que tu entends encore, dans ma famille et dans l’environnement quand je suis au Sénégal, mais aussi en Europe. Et dans toutes les communautés d’ailleurs. C’est vrai que c’était assez horrible de se dire qu’en relisant le bouquin, pleins de choses n’ont pas changé en cinquante ans.
PZW :
On se sent toujours concerné.e.s.
Aby :
Oui, c’est ça ! Je me demande toujours si les gens auraient deviné que ça date des années 70, en lisant le livre sans connaître la date de parution initiale. Ce qui m’intéresse de savoir si ça a touché des personnes non afrodescendantes et des hommes !
PZW :
C’est une bonne question.
Aby :
Parce qu’on a l’exemple du livre de Bell Hooks « À propos d’amour » (1999), est devenu viral. Même des hommes blancs se sont mis à le lire. Mais évidemment ça parle d’amourn u sujet plus universel. Et dans « La Parole aux Négresses », il y a l’impact du titre.
PZW :
Il y a le titre, effectivement !
PZW :
Je voulais également savoir si tu serais amenée à éditer d’autres ouvrages. Où tu en es dans ce travail-là et dans ton travail aussi en tant que curatrice ?

Aby :
C’est vrai que j’ai une idée d’un autre bouquin à éditer. Mon rêve serait de faire traduire le bouquin « Daughters of Africa ». Je ne sais pas si tu vois ce que c’est. C’est une compilation de plein de textes d’autrices africaines et afrodescendantes, de plusieurs générations. Il a été édite en 1992, puis elle a travaillé sur une version plus actuelle en 2019. Je crois que ça commence fin XIXème, jusqu’à aujourd’hui. C’est un bouquin énorme !
PZW :
Ah mais c’est génial !
Aby :
Donc, tu as toutes les autrices connues comme Mariama Bâ, plus récemment tu as Chimamanda Ngozi. Mais tu as d’autres moins connues. Ce sont des passages d’un essai ou d’une nouvelle, ou encore des récits oraux tous compliés dans le livre. Ils ont compilé ça en un ouvrage. Ça a été édité la première fois en Angleterre dans les années 90 par une femme qui s’appelle Margaret Busby. C’était la première éditrice noire à Londres et elle avait 25 ans. C’était vraiment un génie. Elle a édité une première version en 1992. Et il y a cinq ans, ils ont refait une version avec les plus jeunes. Tu as même des autrices qui sont nées à la fin des années 90. Je trouverais important qu’une maison d’édition française le traduise pour le publier ici !
PZW :
Et tu m’as dit qu’il y avait des écrits de femmes de la fin du XIXᵉ siècle ?
Aby :
Ouais, c’est assez incroyable !
PZW :
Ok, c’est trop bien !
Aby :
Il y en a plein, je ne connaissais pas les trois quarts.
PZW :
J’imagine. Et du coup, ça va de l’Afrique de l’Ouest à l’Afrique de l’Est. ça touche vraiment tout le continent ? Le Maghreb également ?
Aby :
Principalement l’Afrique subsaharienne, les Etats-Unis, les Caraïbes. Je pense que c’est un gros truc et que ça demande de l’argent. Il faudrait que ce soit une grosse maison d’édition qui s’en occupe. J’ai ce genre d’idée, mais rien de concret.
PZW :
C’est vraiment génial. Concernant ton travail de curatrice, où tu en es ? Quels sont tes futures expositions ? Qu’est-ce que tu es amenée à faire dans les prochains mois, peut-être même les prochaines années ?
Aby :
Là, je m’occupe d’une exposition qui est ouvre en octobre. Je vais vous donner des invitations. Je ne sais pas si tu êtes déjà venue à la Fondation Cartier ?
PZW :
Fondation Cartier ? Je ne sais pas, c’est à Raspail dans le 14ème? C’est dans le 14ème, oui, c’est ça.
Aby :
C’est au métro Raspail. On va ouvrir une grande exposition d’une artiste textile colombienne qui s’appelle Olga de Amaral, qui a 92 ans. Elle fait un travail incroyable, des œuvres textiles de 7 mètres par 6 mètres, qu’on va suspendre par le plafond. C’est vraiment très beau et impressionnant plein de couleurs, plein de tissage et de matériaux aussi. L’exposition sera ouverte entre le mois d’octobre et mars 2025. Et je commence aussi ma thèse cette année en histoire de l’art sur les artistes sénégalaises.
PZW :
Félicitations !
Aby :
Je ne sais pas si on peut dire déjà me féliciter parce que je pense que je suis au début d’un long parcours.
PZW :
Tu commences le doctorat ou tu cherches un contrat doctoral ?
Aby :
Non, je commence mon doctorat.je le fais sans contrat car je travaille déjà en tant que curatrice à temps plein. Malheureusement je ne peux pas cumuler les deux.
PZW :
J’ai compris.
Aby :
On va voir, mais il faut que je passe beaucoup de temps au Sénégal. L’idée, c’est mener des recherches sur une génération de femmes artistes sénégalaises, artistes visuelles, mais aussi réalisatrices, danseuses, qui ont été finalement assez peu soutenues par le gouvernement. Malgré des politiques culturelles fortes dès les années 1960. Mais leurs travaux semblent avoir bénéficié du soutien des réseaux féministes.
PZW :
C’est beaucoup de recherche, mais franchement, je t’envoie plein de force et de courage.
Aby :
Merci.
PZW :
C’est vraiment génial. Et qu’est-ce qu’on peut souhaiter pour la suite ?
Aby :
D’arriver à un jour finir cette thèse…
PZW :
Non, ça va aller. Je ne sais pas du tout comment ça se passe : trouver des financements, ce genre de choses. Des appels à projets, mais je pense que ça va bien se passer pour toi.
Aby :
J’espère que ça va peut-être faire émerger d’autres figures fortes, moins connues qu’Awa Thiam. Et qui ont écrit et qui ont peut-être été publiées au Sénégal, mais qui n’ont pas été diffusées à l’international.
PZW :
Je pense qu’il y en a.
Aby :
Oui, j’espère. On va voir !
PZW : Je te remercie beaucoup, Aby.
Aby :
Merci à toi, c’était vraiment un plaisir ! .

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